Cette article est le deuxième d’une série d’articles publiés sur Linkedin avec mon ami Arthur appelée « Mon pote écolo et moi ». Retrouvez le premier article ici : lien.
Depuis 2016, mes vacances se déroulent à vélo. Je suis l’heureux propriétaire d’une sacrée monture : une berline allemande aux belles sacoches vertes, capable d’emporter une centaine de kilogrammes, cycliste et équipement compris, sur des dizaines de kilomètres par jour.
Désormais l’impact carbone de mes vacances est un critère fondamental dans le choix des destinations. Pour ce retour de vacances, j’ai proposé à Arthur de parler de voyages compatibles avec l’Accord de Paris, des choix de vie et de société qu’ils impliquent et des freins culturels et socio-techniques auxquels nous devons nous confronter.
D’où tu causes, toi ?
Mon profil et mon vécu conditionne mes idées et mon point de vue. Il faut donc que j’explique qui je suis et d’où je m’exprime avant d’exposer mon propos.
Je suis donc un homme blanc, valide, sans enfants, titulaire d’un bac+5 et disposant d’une certaine sécurité matérielle. Je jouis d’une sécurité de l’emploi et mon travail est épanouissant, même s’il peut avoir des aspects aliénants minoritaires.
Concernant l’écologie, mes goûts me donnent quelques avantages : je préfère le train à l’avion (pour tout un tas de raisons autres qu’écologiques), le fromage de chèvre au comté et la viande de poulet au bœuf. Certains changements de comportement m’ont donc été assez faciles. Mais je suis encore un “bad environmentalist”, pétri de contradictions : je mange du chocolat, je joue aux jeux vidéo, j’ai un smartphone…
Les émissions des classes les plus aisées sont sans communes mesures avec celles des personnes les plus pauvres. Le rapport Oxfam sorti récemment l’a démontré : à l’échelle mondiale les 1% les plus riches ont émis 2 fois plus que les 50% les plus pauvres. La plupart de celles et ceux qui liront ces lignes ont toutes les chances de faire partie de ces 1% les plus riches du monde. C’est bien à ces personnes-là que je m’adresse ici.
L’enjeu du voyage
Le voyage est une composante importante de notre construction culturelle (on se construit par la rencontre de l’altérité, y compris d’autres cultures) et sociale (on part en famille, entre amis, en couple…), c’est aussi un marqueur important de nos rythmes de vie (c’est la pause !) en plus d’être le résultat d’un acquis social : les congés payés des accords de Matignon élargis à 4 puis 5 semaines en 1968 et 1982.
Le tourisme n’échappe pas à la consommation de masse induit par le culte de la croissance et le mode de vie occidental. Nous consommons du déplacement, puis nous consommons des biens pour touristes. La notion de voyages est, assez souvent, complètement perdue : le trajet ne fait plus partie du voyage, ce qui s’explique en partie par ce modèle mais aussi par la consommation de voyages sur le pouce, d’un weekend ou d’une semaine.
En itinérance à vélo, on retrouve cet aspect du voyage, on provoque les rencontres : les gens viennent nous parler parce qu’ils nous prennent pour des fous.
L’avion, marqueur important de l’injustice climatique
La concentration des voyages et des émissions sur une quantité restreinte d’usagers érige le transport aérien comme un marqueur important de l’injustice climatique. Les principaux émetteurs sont les populations les plus aisées, tandis que les premières victimes des conséquences du changement climatique sont et resteront des personnes qui ne seront pour la plupart jamais montées dans un avion. Malgré l’essor des compagnies low cost hautement subventionnées en partie responsable de l’explosion du trafic, deux Français sur trois prennent l’avion moins d’une fois par an. A l’échelle mondiale, c’est 80% des êtres humains qui ne sont jamais montés dans un avion. Le transport aérien est la catégorie de consommation la plus élastique au revenu, la plus inégale et l’une des plus intensive en carbone.
D’après une étude du cabinet BL évolution, « Si les améliorations techniques, bien que parfois encore très théoriques, sont indispensables, elles ne permettront pas, même dans une vision très ambitieuse, d’orienter le secteur du transport aérien vers une trajectoire compatible avec la volonté de limiter le réchauffement climatique à 2°C. […] Le nombre de passagers doit être divisé par deux d’ici 10 à 20 ans pour se laisser une chance de rester sous 2°C de réchauffement climatique. Cela n’empêche pas de faire le voyage de sa vie, de retrouver sa famille, de s’expatrier ou d’assurer quelques fonctions indispensables, mais cela remet fortement en cause l’aviation de masse et les déplacements rapides, loin et pour une courte durée qui constituent une partie de notre activité touristique. »
Voyager loin bas carbone
Les contraintes environnementales nous obligent aujourd’hui à réinterroger notre rapport au voyage et à la lenteur. Dans cette logique, il est nécessaire de favoriser la capacité à se déplacer loin et longtemps mais rarement, plutôt que de consommer un peu de voyages à fréquence importante. Le trajet doit à nouveau faire partie intégrante du voyage.
Pour cet été 2020, mon plan était initialement de partir au Japon, sans prendre l’avion. L’idée était la suivante : un aller-retour en transsibérien, quelques ferry (le minimum ! les émissions par kilomètre du ferry de jour sont pires que celles de l’avion) et du train sur place. Ce pays m’a toujours fasciné et c’est le seul moyen de le découvrir quand on a décidé d’arrêter de prendre l’avion.
Évidemment, le projet a avorté du fait de l’épidémie mondiale, mais le principal frein était déjà apparu : comment partir 3 mois en été quand on a un emploi salarié ? Faire un voyage lointain compatible avec les enjeux environnementaux implique donc de réinterroger notre rapport au travail. Certains proposent par exemple de rendre possible la prise d’un congé de 6 mois consécutifs tous les 5 ans avec la garantie de pouvoir récupérer son emploi à son retour.
Sûrement à cause de ma bulle de filtrage, je vois de plus en plus fleurir de projet de grands voyages à vélos. Ma collègue Eva est par exemple partie 3 mois avec ses deux filles en vélo à la découverte des éco-lieux en France. Un voyage très inspirant qu’elle raconte sur son site Voyage en transition.
Les freins culturels et socio-techniques
Adopter un mode de voyage bas carbone est compliqué tant nous sommes conditionnés par des forces culturelles qui nous dépassent. Personnellement cela m’a pris 15 ans de réflexion (du temps libre) et d’engagement pour arriver où j’en suis parce que les sujets me passionnaient (du capital culturel) et que j’ai fait de nombreuses rencontres inspirantes (du capital social). Je conçois parfaitement que tout le monde n’a pas cette possibilité de consacrer autant d’énergie à cette réflexion. Et il y a seulement 5 ans, je prenais l’avion.
Culturellement, tout nous enjoint et nous conditionne à un mode de vie consumériste, frénétique et non durable et il est très difficile socialement de s’en émanciper. Ne pas prendre l’avion c’est ne pas voir son frère parti au Canada, c’est perdre de vue ses potes parce qu’on ne participe pas aux week-ends à Bratislava, c’est raconter ses vacances à vélo à la machine à café quand les collègues parlent de leur virée en van en Australie. Ça peut être un geste très radical qui engendre parfois une ostracisation. Avoir un mode de vie différent, même quand on l’assume c’est également dépenser une énergie mentale folle à justifier et expliquer ses choix à ses potes, sa famille, en soirée, à des curieux…
Enfin, adopter le voyage bas carbone s’est se frotter à un monde qui n’est pas conçu pour : partir plusieurs mois sans démissionner, trouver des pistes cyclables, mettre un vélo dans le train…
Les avantages sont pourtant nombreux : économies, sentiment de vivre pleinement puisque le voyage commence dès les premières minutes de trajet, voyages atypiques, rencontres, sérénité d’être aligné…
L’heure des choix
Le changement climatique, au-delà des connaissances scientifiques pré-requises pour l’aborder, est avant tout un problème de société. S’y attaquer, c’est faire des choix de société arbitraires sur “qu’est-ce qui peut continuer”, “qu’est-ce qui doit changer, se transformer” et “qu’est-ce qui doit être arrêté”. Des choix qu’il nous faut faire par des processus de délibération démocratique.
Le choix de partir vivre à l’étranger, loin de sa famille et de ses amis, doit également être réinterrogé à l’aune de l’empreinte carbone. Rentrer une fois par an d’Australie ou aller voir son fils au Canada signifie atteindre 3x le budget carbone que vous devriez faire en une année, en un seul aller-retour.
Il me semble nécessaire de faire sortir le voyage carboné des pratiques acceptables et de faire rentrer le voyage bas carbone dans les pratiques populaires. Une fenêtre d’Overton carbone, en quelque sorte.