Questionner ses besoins et les satisfaire sans CO2 : l’exemple de la mobilité du quotidien

Cette article est le quatrième d’une série d’articles publiés sur Linkedin avec mon ami Arthur appelée « Mon pote écolo et moi ». Pour retrouver les articles précédents :

  1. Les individus et les collectifs dans la transition écologique
  2. Voyager dans un monde compatible avec l’Accord de Paris
  3. Entretien avec Eva Comble, l’éveilleuse

Dans un précédent article, j’ai parlé de la mobilité pour les voyages. Aujourd’hui, on aborde l’autre mobilité : celle du quotidien. Avec le confinement, ma situation personnelle et professionnelle ont pas mal été impactées et c’est l’occasion d’expérimenter des modes de mobilité active au quotidien. Petit bilan avec quelques réflexions.

Ma situation

Tout d’abord, quelques informations sur ma situation pour comprendre mes besoins de mobilité au quotidien : j’habite dans un  écolieu en zone rurale dans le Loir et Cher depuis le premier confinement. Je travaille toujours à Paris où je dois me rendre environ 1 à 2 jours par semaine. Et dans le cadre de mes missions, des déplacements en France sont prévus. J’ai donc trois besoins principaux de mobilités : me déplacer en milieu rural, à Paris et voyager en France pour des raisons professionnelles.

Dernier détail et non des moindres : j’ai raté le permis trois fois et mon aversion pour les voitures m’a dissuadé de persévérer !

Cas d’usage n°1 : le vélo utilitaire en zone rurale

Dans l’écolieu où je vis désormais, la question de la mobilité bas-carbone est au centre de nos préoccupations.

Il nous a été nécessaire de penser à la façon dont nous allions nous déplacer avant d’acheter le lieu et notre première réflexion lorsque l’on veut se rendre quelque part est : est-ce que je peux le faire sans émettre du CO2 ? (c’est-à-dire principalement à vélo)

L’un des premiers critères de choix du lieu a été sa proximité avec une gare ou passe un train qui dessert Paris. Nous habitons à 7km d’une gare, distance faisable à vélo avant de prendre son train. Pour les gens de passage, nous avons commencé à travailler à des transports à pédales collectifs (voiture à pédale, tandem, rosalie…).

En zone rurale, les distances sont plus longues : aller voir le copain d’à côté peut signifier faire 10km à vélo et certains d’entre nous travaillent à quelques dizaines de kilomètres du Moulin. Nous avons commencé à instruire la possibilité de récupérer des vélos électriques et à apprendre à électrifier les nôtres. A terme on travaille même à un vélo électrique doté d’un cadre en bambou qui aurait poussé au fond du jardin, alimenté par la turbine hydroélectrique du Moulin. 100% local donc.

Le prototype de vélo électrique made in Moulin Bleu

Une autre solution pourrait être le fameux vélomobile, un vélo tricycle couché caréné hyper-efficace, aussi appelé « suppositoire à pédale ». Le prix est encore élevé (environ 5000€) et il est difficile de s’en procurer, mais il s’agit du moyen à propulsion humaine le plus rapide (vitesse de 70 à 90km/h sur le plat sans assistance, record à 144km/h). Certains ont vraiment remplacé leur voiture par ce type d’engin.

Pour le transport de charge utile, nous envisageons de construire des remorques électriques autopropulsées qui nous permettraient d’aller faire les courses, transporter un système son…

Enfin la pratique du vélo au quotidien dans ces conditions réserve quelques surprises. Parfois le chemin n’est pas aussi praticable que prévu. Il m’est arrivé plusieurs fois de me retrouver à pousser le vélo dans la boue parce que mon GPS avait décidé d’innover… et de rater mon train. Une autre façon de travailler sur le lâcher-prise et la résilience…

Cas d’usage n°2 se déplacer à Paris pour aller au travail

Je me suis mis au vélotaf quand j’habitais à Lyon. A l’époque j’avais 15 minutes de vélo pour aller travailler. En déménageant à Paris, c’est devenu inconcevable : 18km à traverser des quartiers hostiles aux cyclistes, des rues recouvertes de pavés et remplies de SUV. Un autre temps, bien avant les coronapistes.

Toi aussi traverse Paris deux fois par jour… ou pas.

Espace clos, proximité des autres usagers, manque de ventilation… avec l’épidémie de coronavirus, la perspective de prendre des transports en commun bondés ne m’enchante guère, comme beaucoup d’autres travailleurs franciliens. Déjà vanté dans l’aménagement des villes et les bonnes pratiques du développement durable, le vélo est devenu un acteur de la lutte contre le Covid-19.

Mon trajet est un peu plus court et les infrastructures parisiennes se sont beaucoup améliorées en 2020 (sauf les pistes cyclables pavées screugneugneu…).

Objectif donc : pas d’métro, que du vélo ! Le vélo voyagera avec moi à Paris depuis le Loir et Cher, un petit peu d’intermodalité* RER/vélo quand il faudra aller un peu plus loin et du métro de temps en temps pour aller en costume au siège ou à la Défense.

Dans un premier temps, j’ai utilisé mon vélo de randonnée : un panzer Allemand de 14kg prévu pour les voyages aux longs cours, pas vraiment les fiers destriers de quelques kg des vélotaffeurs qui filent avec élégance sur les nouvelles pistes parisiennes. Mais il a fait l’affaire.

Dernier aspect de ce cas d’usage : la tenue de travail. Clairement, la pratique du vélotaf sans assistance électrique est incompatible avec le port de l’uniforme qu’est le costume. On arrive en sueur, on peut tacher ou déchirer ses vêtements. Dans l’idéal, il faudrait prendre une douche en arrivant le matin (ce qui est impossible en ce moment avec les mesures sanitaires), ou a minima se changer… et surtout s’émanciper de l’injonction sociale à travailler en costume. Même constat, voire pire pour les femmes, la pratique du vélo est vue comme difficilement compatible avec les injonctions de présentation de soi au travail, même si les mentalités changent.

Infrastructures routières, équipement au travail (parking vélo, vestiaires, casiers, douches…), pression sociale… la généralisation de la pratique du vélotaf ne dépend pas uniquement de choix individuels mais de choix politiques, d’organisation du travail et de conditionnements culturels dont il faudrait s’émanciper. Mais la bicyclette a toujours été un objet d’émancipation : associées aux premiers congés payés, aux premières escapades quand on est adolescent, vue comme une mobilité libérée du pétrole et sa mécanique simple, comme une réappropriation des savoir-faire manuels.

Cas d’usage n°3 : aller à Paris, et ailleurs en France

Une partie de mon travail consiste à sensibiliser aux enjeux climat les entités du Groupe EDF un peu partout en France et à les accompagner dans leur stratégie de décarbonation de leur modèle d’affaire et de leur organisation. Il est donc nécessaire que je me déplace en train (pas de permis et refus catégorique de ma part de prendre l’avion).

Toutes celles et ceux qui ont déjà essayé de mettre un vélo dans un train sauront à quel point cela peut être compliqué. Tous les trains ne sont pas aussi accueillants avec les vélos : il faut parfois réserver (notamment pour les TGV) ou arriver 20 minutes en avance à la gare pour avoir une place, les accès sont étroits (TGV, mais aussi certains Intercités) et les marches sont hautes (TGV…). Cerise sur le pompon : l’utilitaire de réservation de voyage de mon entreprise ne gère pas l’option vélo !

Un récent article de BL évolution faisait un bilan très intéressant de leur expérience de vélo de fonction. Quand c’est intégré à une stratégie d’entreprise, les bénéfices sont multiples : baisse du coût des transports, santé des salariés, cohérence avec l’image de l’entreprise…

Mais cette solution est loin d’être diffusée massivement et mon entreprise n’est pas prête à bouger tout de suite (pas de politique RH sur les vélos de fonction et difficilement négociable individuellement). J’ai donc pris la décision de me doter d’un vélo pliable le plus compact possible qui puisse se mettre facilement dans un train ou un bus. Ce modèle est parfait pour mes usages : c’est un bon vélo, avec une transmission de qualité qui prend très peu de place une fois plié. Arriver avec un vélo pliable en réunion aura par ailleurs un impact positif sur les personnes que je rencontre. Mais cela reste un investissement significatif : plus de 1000€.

L’intermodalité TGV-vélo pas prise de tête

Conclusion

J’ai présenté les usages de la mobilité que nous rencontrons au Moulin Bleu et que je rencontre à titre personnel et les solutions auxquelles nous avons réfléchi et que nous expérimentons. Évidement d’autres usages ne tarderont pas à venir. Au hasard : emmener des enfants à l’école.

Nous avons un comportement résolument volontariste, au sens où c’est par plaisir, mais également par conviction que nous pratiquons le vélo, malgré les contraintes. Pour passer à l’échelle, il est nécessaire que ces usages soient facilités par des infrastructures sécurisées, des cours de vélo à l’école, de la sensibilisation des automobilistes, une relocalisation de l’industrie du cycle… Pour découvrir tout ça, je vous encourage à suivre Guillaume Martin sur son compte Twitter par exemple. Je lui ai sous-traité ma veille depuis longtemps.

Les bénéfices de tels politiques ambitieuses, peuvent être grands. Le vélo a un potentiel énorme de réductions des émissions de CO2 de la mobilité (jusqu’à 25%) comme l’explique Aurélien Bigo sur son compte Twitter.

Il ne s’agit pas de faire passer l’ensemble des usagers au vélo – je suis bien conscient de l’aspect validiste d’une généralisation à outrance de la pratique du vélo (j’entends déjà les ouin-ouin sur ton « grand-père qui ne peut pas faire de vélo ») – mais de faire passer la part modale du vélo à un score proche des Pays-Bas (ou mêmes les plus de 65 ans ont une pratique importante du vélo).

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Niveau de pratique du vélo : le match France-Pays Bas (source : Aurélien Bigo)

Comme pour tout, il n’y a pas de choix qui convienne à toutes les utilisations. La solution d’un bon vélo de voyage et d’un vélo pliable me semble satisfaisante pour répondre à mes besoins, on verra à l’usage. Ce qui m’a semblé important ici, c’était d’illustrer, par l’exemple de la mobilité, la démarche de réfléchir à comment répondre à des besoins en minimisant leurs impact.


* L’intermodalité est l’utilisation de plusieurs modes de transport au cours d’un même déplacement. On parle plus spécifiquement de technologie et/ou d’autorité organisatrice différentes.

Voyager dans un monde compatible avec l’Accord de Paris

Cette article est le deuxième d’une série d’articles publiés sur Linkedin avec mon ami Arthur appelée « Mon pote écolo et moi ». Retrouvez le premier article ici : lien.

Depuis 2016, mes vacances se déroulent à vélo. Je suis l’heureux propriétaire d’une sacrée monture : une berline allemande aux belles sacoches vertes, capable d’emporter une centaine de kilogrammes, cycliste et équipement compris, sur des dizaines de kilomètres par jour.

La bicyclette verte

Désormais l’impact carbone de mes vacances est un critère fondamental dans le choix des destinations. Pour ce retour de vacances, j’ai proposé à Arthur de parler de voyages compatibles avec l’Accord de Paris, des choix de vie et de société qu’ils impliquent et des freins culturels et socio-techniques auxquels nous devons nous confronter.

D’où tu causes, toi ?

Mon profil et mon vécu conditionne mes idées et mon point de vue. Il faut donc que j’explique qui je suis et d’où je m’exprime avant d’exposer mon propos.

Je suis donc un homme blanc, valide, sans enfants, titulaire d’un bac+5 et disposant d’une certaine sécurité matérielle. Je jouis d’une sécurité de l’emploi et mon travail est épanouissant, même s’il peut avoir des aspects aliénants minoritaires.

Concernant l’écologie, mes goûts me donnent quelques avantages : je préfère le train à l’avion (pour tout un tas de raisons autres qu’écologiques), le fromage de chèvre au comté et la viande de poulet au bœuf. Certains changements de comportement m’ont donc été assez faciles. Mais je suis encore un “bad environmentalist”, pétri de contradictions : je mange du chocolat, je joue aux jeux vidéo, j’ai un smartphone…

Les émissions des classes les plus aisées sont sans communes mesures avec celles des personnes les plus pauvres. Le rapport Oxfam sorti récemment l’a démontré : à l’échelle mondiale les 1% les plus riches ont émis 2 fois plus que les 50% les plus pauvres. La plupart de celles et ceux qui liront ces lignes ont toutes les chances de faire partie de ces 1% les plus riches du monde. C’est bien à ces personnes-là que je m’adresse ici.

Les 10% les plus riches ont émis autant que les 90% les plus pauvres. Les 1% les plus riches ont émis 2 fois plus que les 50% les plus pauvres (Source Oxfam)

L’enjeu du voyage

Le voyage est une composante importante de notre construction culturelle (on se construit par la rencontre de l’altérité, y compris d’autres cultures) et sociale (on part en famille, entre amis, en couple…), c’est aussi un marqueur important de nos rythmes de vie (c’est la pause !) en plus d’être le résultat d’un acquis social : les congés payés des accords de Matignon élargis à 4 puis 5 semaines en 1968 et 1982.

Le tourisme n’échappe pas à la consommation de masse induit par le culte de la croissance et le mode de vie occidental. Nous consommons du déplacement, puis nous consommons des biens pour touristes. La notion de voyages est, assez souvent, complètement perdue : le trajet ne fait plus partie du voyage, ce qui s’explique en partie par ce modèle mais aussi par la consommation de voyages sur le pouce, d’un weekend ou d’une semaine.

L’impérieuse nécessité de changer les imaginaires : une recherche Google Image sur “travel”

En itinérance à vélo, on retrouve cet aspect du voyage, on provoque les rencontres : les gens viennent nous parler parce qu’ils nous prennent pour des fous.

L’avion, marqueur important de l’injustice climatique

La concentration des voyages et des émissions sur une quantité restreinte d’usagers érige le transport aérien comme un marqueur important de l’injustice climatique. Les principaux émetteurs sont les populations les plus aisées, tandis que les premières victimes des conséquences du changement climatique sont et resteront des personnes qui ne seront pour la plupart jamais montées dans un avion. Malgré l’essor des compagnies low cost hautement subventionnées en partie responsable de l’explosion du trafic, deux Français sur trois prennent l’avion moins d’une fois par an. A l’échelle mondiale, c’est 80% des êtres humains qui ne sont jamais montés dans un avion. Le transport aérien est la catégorie de consommation la plus élastique au revenu, la plus inégale et l’une des plus intensive en carbone.

D’après une étude du cabinet BL évolution, « Si les améliorations techniques, bien que parfois encore très théoriques, sont indispensables, elles ne permettront pas, même dans une vision très ambitieuse, d’orienter le secteur du transport aérien vers une trajectoire compatible avec la volonté de limiter le réchauffement climatique à 2°C. […] Le nombre de passagers doit être divisé par deux d’ici 10 à 20 ans pour se laisser une chance de rester sous 2°C de réchauffement climatique. Cela n’empêche pas de faire le voyage de sa vie, de retrouver sa famille, de s’expatrier ou d’assurer quelques fonctions indispensables, mais cela remet fortement en cause l’aviation de masse et les déplacements rapides, loin et pour une courte durée qui constituent une partie de notre activité touristique. »

Voyager loin bas carbone

Les contraintes environnementales nous obligent aujourd’hui à réinterroger notre rapport au voyage et à la lenteur. Dans cette logique, il est nécessaire de favoriser la capacité à se déplacer loin et longtemps mais rarement, plutôt que de consommer un peu de voyages à fréquence importante. Le trajet doit à nouveau faire partie intégrante du voyage.

Pour cet été 2020, mon plan était initialement de partir au Japon, sans prendre l’avion. L’idée était la suivante : un aller-retour en transsibérien, quelques ferry (le minimum ! les émissions par kilomètre du ferry de jour sont pires que celles de l’avion) et du train sur place. Ce pays m’a toujours fasciné et c’est le seul moyen de le découvrir quand on a décidé d’arrêter de prendre l’avion.

Toi aussi, traverse la planète…

Évidemment, le projet a avorté du fait de l’épidémie mondiale, mais le principal frein était déjà apparu : comment partir 3 mois en été quand on a un emploi salarié ? Faire un voyage lointain compatible avec les enjeux environnementaux implique donc de réinterroger notre rapport au travail. Certains proposent par exemple de rendre possible la prise d’un congé de 6 mois consécutifs tous les 5 ans avec la garantie de pouvoir récupérer son emploi à son retour.

Sûrement à cause de ma bulle de filtrage, je vois de plus en plus fleurir de projet de grands voyages à vélos. Ma collègue Eva est par exemple partie 3 mois avec ses deux filles en vélo à la découverte des éco-lieux en France. Un voyage très inspirant qu’elle raconte sur son site Voyage en transition.

Les freins culturels et socio-techniques

Adopter un mode de voyage bas carbone est compliqué tant nous sommes conditionnés par des forces culturelles qui nous dépassent. Personnellement cela m’a pris 15 ans de réflexion (du temps libre) et d’engagement pour arriver où j’en suis parce que les sujets me passionnaient (du capital culturel) et que j’ai fait de nombreuses rencontres inspirantes (du capital social). Je conçois parfaitement que tout le monde n’a pas cette possibilité de consacrer autant d’énergie à cette réflexion. Et il y a seulement 5 ans, je prenais l’avion. 

Culturellement, tout nous enjoint et nous conditionne à un mode de vie consumériste, frénétique et non durable et il est très difficile socialement de s’en émanciper. Ne pas prendre l’avion c’est ne pas voir son frère parti au Canada, c’est perdre de vue ses potes parce qu’on ne participe pas aux week-ends à Bratislava, c’est raconter ses vacances à vélo à la machine à café quand les collègues parlent de leur virée en van en Australie. Ça peut être un geste très radical qui engendre parfois une ostracisation. Avoir un mode de vie différent, même quand on l’assume c’est également dépenser une énergie mentale folle à justifier et expliquer ses choix à ses potes, sa famille, en soirée, à des curieux…

Enfin, adopter le voyage bas carbone s’est se frotter à un monde qui n’est pas conçu pour : partir plusieurs mois sans démissionner, trouver des pistes cyclables, mettre un vélo dans le train…

Les avantages sont pourtant nombreux : économies, sentiment de vivre pleinement puisque le voyage commence dès les premières minutes de trajet, voyages atypiques, rencontres, sérénité d’être aligné…

L’heure des choix

Le changement climatique, au-delà des connaissances scientifiques pré-requises pour l’aborder, est avant tout un problème de société. S’y attaquer, c’est faire des choix de société arbitraires sur “qu’est-ce qui peut continuer”, “qu’est-ce qui doit changer, se transformer” et “qu’est-ce qui doit être arrêté”. Des choix qu’il nous faut faire par des processus de délibération démocratique.

Le choix de partir vivre à l’étranger, loin de sa famille et de ses amis, doit également être réinterrogé à l’aune de l’empreinte carbone. Rentrer une fois par an d’Australie ou aller voir son fils au Canada signifie atteindre 3x le budget carbone que vous devriez faire en une année, en un seul aller-retour.

Il me semble nécessaire de faire sortir le voyage carboné des pratiques acceptables et de faire rentrer le voyage bas carbone dans les pratiques populaires. Une fenêtre d’Overton carbone, en quelque sorte.  

Sommes-nous libres d’adopter des comportements durables ?

Peut-on comme le fait les Echos bourrer le crâne des gens d’injonctions à consommer, puis leur reproche de le faire ? Quelles sont les forces qui s’exercent sur les individus pour leur faire adopter tels ou tels comportements ? Est-ce que la liberté individuelle, ce serait pas un peu de la m*rde ?

Propos liminaires

Cet article est un message envoyé à un collègue qui réagissait à un article des Echos : les ados une génération verte ?. Ma première réaction à l’article avait été de souligner l’injonction paradoxale entre le fait de bourrer le crâne des gens d’injonctions à consommer, puis de leur reproche de le faire.

La réaction de mon collègue avait été la suivante :

« Ce n’est pas parce que ON (qui au fait?) fait mal que je dois/peux faire comme lui. […]

Les petits et les moyens sont nombreux, en démocratie ils sont libres de voter. Voilà où s’exprime notre liberté de citoyen écologiste. Ils sont libres de participer à à des mouvements, des projets (shift project par ex).

Tu es en train de dire que tu ne crois plus à notre liberté, qu’elle ne sert à rien ? Tu ne crois plus au pouvoir du plus grand nombre ? Tu ne crois plus aux vertus de l’information et de l’éducation des citoyens pour les amener d’eux même à choisir un mode de vie plus respectueux des générations futures ?« 

Pour lui répondre, je me suis basé sur deux constats.

Notre liberté est contrainte par le cadre socio-technique

Le premier est par exemple décrit dans le rapport « Faire sa part » de Carbone 4. Les gestes individuels sont importants, ils représentent 25 à 40% du chemin à parcourir, mais avoir un comportement véritablement durable demande une énergie folle tant le système socio-technique n’est pas adapté. C’est compliqué d’avoir des produits en vrac, d’avoir des légumes locaux et de saison, d’avoir un vrai plat sans viande à la cantine d’entreprise, de trouver des artisans formés pour isoler sa maison, d’aller au travail en vélo ou de voyager faute de piste cyclable et d’emplacements vélo dans les trains, d’acheter français vu la désindustrialisation du pays, de se faire livrer sans passer par Amazon qui offre ses service de livraison à beaucoup de service d’e-commerce…
Rien n’est adapté et changer ses comportement relève du parcours du combattant.

C’est par exemple la principale critique qu’on m’a fait sur le Moulin Bleu : le « modèle Oasis » ne passe pas à l’échelle. C’est impossible pour une femme célibataire ouvrière avec 4 enfants d’envisager un projet comme celui là. Cela nécessite un capital financier, culturel et social très important ainsi que beaucoup de temps libre pour envisager tout ça.

C’est l’objet du MOOC S03E04 d’Avenir Climatique.  

Notre liberté est contrainte par le cadre culturel et social

Le deuxième constat est celui qu’on est conditionné par des forces culturelles qui nous dépassent. Je dis souvent que changer les choses c’est se battre contre 20 ans d’éducation nationale ou contre Hollywood. Personnellement ça m’a pris 15 ans de réflexion (du temps libre) et d’engagement pour arriver où j’en suis parce que les sujets me passionnaient (du capital culturel) et que j’ai fait tout un tas de rencontres inspirante (du capital social). Je conçois parfaitement que tout le monde n’a pas cette possibilité de consacrer autant d’énergie à ça. En tout cas à à 27 ans j’avais envie de gagner plein de sous et je prenais l’avion. 

Culturellement, tout nous enjoint et nous conditionne à un mode de vie consumériste, frénétique et non durable et il est très difficile socialement de s’en émanciper. Ne pas prendre l’avion c’est ne pas voir son frère parti au Canada, c’est perdre de vue ses potes parce qu’on ne participe pas aux enterrement de vie de garçon à Bratislava, c’est raconter ses vacances à vélo à la machine à café quand les collègues parlent de leurs virée en van en Australie. Ne pas être sur TikTok ou ne pas avoir un smartphone à 14 ans, c’est se marginaliser à l’âge ou on construit une identité avec un groupe, c’est un geste très radical qui s’assure une ostracisation de la part de ses camarades de classe.

Avoir un mode de vie différent, même quand on l’assume c’est dépenser une énergie mentale folle à justifier et expliquer ses choix à ses potes, sa famille, en soirée, à des curieux… A dire à sa grand-mère que, non, on ne va pas démissionner (pas encore !) d’EDF pour la rassurer.

Les Echos, d’où sort l’article initial est la propriété du groupe LVMH, groupe de Luxe qui participe largement à cette injonction à la consommation, à la réussite, en plus de participer à l’injonction et à normalisation esthétique des corps (véhicules de la grossophobie ou du validisme entre autres) et à la casse sociale (Merci Patron!). L’hypocrisie est criante.

Autre exemple : j’ai beau me dire allié des luttes féministe et antiraciste et baigner dans un milieu « safe », il n’empêche que j’ai souvent des comportement sexistes et racistes, sans même m’en rendre compte, parce que j’ai baigné toute ma vie dans un environnement qui normalise cette oppression systémique et que je suis toujours du côté des dominants.

C’est l’objet du MOOC S03E05 d’Avenir Climatique.  

Sommes-nous libres ?

Où est la liberté individuelle dans tout ça ? Pour moi la liberté n’a pas de sens sans la possibilité de l’exprimer : je suis libre de démissionner de mon entreprise (au sens ou mon contrat de travail me le permet), ou de ne pas le faire. Sauf que je sens bien que ce n’est pas si simple : il faut manger, payer les traites du crédit immobilier et rassurer Mamie, mon emploi m’apporte une sécurité, mais aussi une satisfaction (c’est cool ce que je fais) et un statut social (je suis cool parce que je fais ce ce taff).

La responsabilité des personnes ayant contribué à mettre en place ce système via leurs choix est-elle la même que celle des jeunes générations nées dans l’hyperconsommation en tant que normalité. La liberté est-elle la même quand on choisit de faciliter sa vie et quand on choisit de renoncer à cette facilité ? L’aversion à la perte me fait penser que non.

Quant au vote et à la démocratie, ma conviction est que ne nous sommes pas libre de voter, pour tout un tas de raison qui vont de l’offre politique actuelle, des mécanismes de parti, de la non-reconnaissance du vote blanc, des modes de représentation, des mandats non révocables ou encore du mode de scrutin majoritaire à deux tours lui-même. J’ai une autre expérience et une autre définition de la démocratie que celle de l’élection. C’est quoi la liberté de donner mandat à quelqu’un de faire ce qu’IL veut pendant X ans ?    

Cela ne m’empêche pas d’agir mais j’essaye de ne pas avoir d’illusion sur l’impact de mes actions et sur le temps que ça va prendre avant d’arriver au point de bascule. Je participe « juste » à la création d’un rapport de force. Un petit texte qui m’a beaucoup inspiré : Pouvoir de détruire, pouvoir de créer de Murray Bookchin. écrit en 1969, tout est dit pourtant en 50 ans il ne s’est pas passé grand chose.

C’est le même raisonnement que pour le climat : je ne crois pas que nous arriverons à rester sous les 2°C, mais cela ne me fait pas basculer dans le Aquoibontisme, enfin la plupart du temps…

Image de couverture : by rawpixel.com / Freepik

L’escalator parisien, ou quand l’intérêt commun se prend les pieds dans le tapis (roulant)

Situation quotidienne dans un couloir de métro parisien : une rame vient d’arriver et une centaine d’usagers en sortent pressés d’aller s’aliéner dans leur boulot respectif. Pour sortir du quai, un escalator. Rapidement se met en place un curieux rituel : ceux qui restent à droite des marches sont immobiles, ceux à gauche marchent. Le bouchon qui s’est créé en bas de l’escalator se vide petit à petit. Mais dis moi Jamy, qu’est ce que cette situation du quotidien peut nous dire sur la gestion de l’intérêt commun par un collectif d’individus ?

A quoi sert un escalator ?

C’est peut être l’élément culturel (les pros disent « mème ») le plus répandu à travers les pays industrialisés : la file de gauche sur un escalator c’est la voie rapide, pour gens pressés. Or si cela peut paraître contre-intuitif de prime abord, la façon la plus efficace d’utiliser collectivement un escalator est d’y rester immobile.

Un escalator qui fonctionne est caractérisé par son débit, c’est à dire le nombre de personnes transportées d’un point A à un point B par unité de temps (par heure, par minute…). Ce débit est borné par une valeur nulle (l’escalator fonctionne à vide) et augmente suivant la quantité de gens qui s’y trouvent à un instant t et leur vitesse respective. Dans les lieux recevant du public (gares, salles de concert, hôpitaux, musées…), les établissements scolaires ou les immeubles de bureaux, la gestion des flux de personnes doit être optimisée pour gérer le plus efficacement et confortablement possible les pointes d’affluence et garantir une évacuation rapide en cas d’incident. Comme tous les espaces de circulation, la fonction d’un escalator est donc de fluidifier les flux de passagers. Cette fluidité, gage de sécurité,  semble ainsi un indicateur acceptable pour représenter l’intérêt commun des usagers.

Plus un escalator est long, moins les usagers sont enclins à marcher dessus (lien). Cela signifie que pour des longueurs d’escalator suffisant, la file de gauche se retrouve quasiment vide, ce qui diminue drastiquement son débit et ralenti le flux global des passager. Transport for London, la RATP britannique a réalisé une expérience décrite par The Guardian à la station de Holborn, l’une des plus fréquentée. Pendant 6 mois, un escalier est resté normal tandis que sur les deux autres, il était interdit de marcher et les usagers pouvaient se positionner du côté qu’ils souhaitaient. Résultat : il semble qu’interdire aux usagers de marcher sur un escalier améliore son rendement lors des grosses périodes d’affluence et garantit donc une meilleure sécurité. Par ailleurs, les fabricants d’escalators recommandent également de rester immobiles pour des questions de durabilité des matériels.

Utiliser une seule file crée des bouchons en période d’affluence (crédit The Guardian)

Selon le professeur Ed Galea de la Greenwich University, « le moyen le plus efficace de faire sortir le plus vite possible le maximum de personnes est qu’elles se tiennent des deux côtés de la rampe ». Le seul moyen encore plus rapide serait que tout le monde marche, mais dans ce cas là, un escalator est inutile, autant mettre un escalier.

Conclusion de l’étude anglaise : même si vous êtes à la bourre le matin, soyez solidaires et restez immobile sur les escalator pour garantir la sécurité et ne pas retarder les copains.

Économie : la loi des marches, hé

Un escalator qui fonctionne offre à ses usager une ressource : un service de mobilité définit par son débit. Cette ressource est plus ou moins bien allouée suivant le débit de l’escalator et est également non-rivale (tant que l’escalator fonctionne), car le fait que des gens aient été transportés n’empêche pas que d’autres le soient après.

TOUT. VA. BIEN. (crédit Diego Torres Silvestre)

Étudier l’allocation de cette ressource, c’est à dire son utilisation pour satisfaire les besoin des usagers, s’appelle faire de la science économique, faisons-donc un peu d’économie.  

Le comportement sur un escalator répond à deux égoïsmes distincts : celui de vouloir y marcher ou non. Les voies séparées sur un escalator correspondent donc à la façon qu’a trouvé l’être humain de satisfaire ces intérêts individuels contradictoires. Plus que la vitesse des usagers, c’est la présence d’une file vide qui diminue l’efficacité du dispositif et le fait qu’il y ait deux voies séparées pour répondre aux intérêts individuels augmente la probabilité qu’une file vide apparaisse. Pour optimiser le rendement de l’escalator, il faut que les usagers adoptent le même comportement. Comme il est impossible que tous le monde marche pour cause de mobilité réduite ou de fatigue (on s’abstiendra alors de tout jugement sur les usagers pour s’éviter toute erreur fondamentale d’attribution), alors il faut forcément que tous restent immobiles.

Ce que nous dit l’étude du métro londonien, c’est que dans ce cas précis, la somme des comportements égoïstes (« je veux marcher » ou « je veux rester immobile ») ne permet ni une utilisation optimale de la ressource (il est possible d’améliorer le débit de l’escalator), ni une optimisation du flux de passager (la sécurité est diminuée car le bouchon en bas de l’escalator est plus important). Ceux qui marchent sur l’escalator vont effectivement individuellement plus vite que s’ils restaient immobiles, ceux qui restent immobiles peuvent se moquer des autres qui montent les marches 4 à 4 pour gagner 2 minutes. Mais collectivement, l’ensemble des usagers y perd.

Autrement dit, la somme des intérêts des individus ne coïncide pas avec l’intérêt du collectif.

La tragédie des biens communs

L’exemple de l’escalator ne présente pas de gravité particulière. La ressource en question est non rivale et sous exploitée.

Lorsque la ressource est rivale, c’est à dire que ma consommation diminue la quantité disponible pour les autres et que son accès est totalement libre, les comportement individuels de prédation peuvent alors amener à un phénomène collectif de surexploitation conduisant à un résultat perdant-perdant. Ce phénomène porte le nom de tragédie des biens communs. Cette notion étudiée par le biologiste Garret Hardin en 1968 a été considérée comme une contribution majeure de la pensée écologique.

Dans l’exemple de Hardin, chaque villageois a accès à un pré commun pour y faire paître ses moutons, ce qui fournit aux villageois une certaine sécurité : chacun dispose d’un accès libre et gratuit à une ressource partagée. La stratégie rationnelle de chaque villageois ne comporte pas de considération sur le coût de prélèvement de la ressource pour la collectivité du fait de son libre accès. La surexploitation du bien communs conduit à réduire à zéro la fertilité du pré, provoque la destruction du bien collectif et met à mal la survie des cheptels individuels.

Les moutons, ces sales individualistes. Heureusement qu’ils ne prennent pas le métro (crédit Véronique Pagnier)

La tragédie des biens communs concerne les ressources non-rivale ne pouvant être appropriées par personne et dont l’accès est libre comme la capacité d’absorption de CO2 de l’atmosphère, la biodiversité, l’océan… ou la bande passante d’Internet (du point de vue des utilisateurs finaux payant un forfait illimité).

La gestion des biens communs a par la suite été étudiée par Elinor Ostrom. Alors qu’après les travaux d’Hardin, les deux seules solutions envisagées à la tragédie des biens communs étaient la privatisation (de sorte que les coûts soient payés par celui qui en tire profit) ou la gestion par la puissance publique (« État-Léviathan »), Ostrom va ouvrir une troisième alternative : l’autogouvernement. Elle va étudier plusieurs forme d’organisations collectives de gestion de biens communs grâce auxquelles les membres parviennent à concevoir et faire respecter des règles pour préserver les ressources dans la durée. Elle va ainsi définir les facteurs de succès de l’auto-organisation et les conditions nécessaires à son émergence et à sa pérennité. Les principes définis par Ostrom ont été confirmés à de nombreuses reprises.

© Chappatte, Le Temps, Suisse – www.chappatte.com

Enfin, le cas de sous-utilisation de notre escalator est un exemple de tragédie des anticommuns, notion développée par l’économiste Michael Heller. Cette situation se produit lorsque des individus possèdent un droit d’exclusivité sur une ressource (la partie gauche de l’escalator), mais que le coût engendré pour utiliser cette ressource de manière collaborative n’en vaut pas les bénéfices tirés (car individuellement, je perd plus de temps). Cette notion offre un cadre théorique intéressant favorable à la critique des phénomènes de brevets et à la promotion des licences libres.

Lutte des places

Autre domaine où la somme des intérêt individuel ne coïncide pas avec l’intérêt du collectif : l’éducation.

Comme me l’a répété ma mamie pendant des années, « avoir un diplôme, c’est l’assurance de s’insérer dans le monde du travail ». C’est tout a fait vrai à titre individuel : en obtenant un bon diplôme, je maximise mes chances d’avoir un bon emploi dans une entreprise respectable. Il y a statistiquement plus de chances d’observer des « gros diplôme » en haut des organigrammes.

Par contre, à titre collectif, c’est tout à fait faux. La France connaît une contrainte terrible sur l’emploi depuis les années 80, de sorte qu’il y a 6 à 7 chômeurs pour 1 emploi vacant. Ce ratio crée une compétition à l’embauche qui incite les candidats à baisser leurs prétentions et les recruteurs à embaucher des personnes surqualifiées, prenant ainsi le risque qu’elle s’ennuie et s’en aille. C’est le fameux secrétaire trilingue qui est embauché pour n’utiliser qu’une seule langue pour coller des timbres, et qui pique au passage le boulot d’une personne moins qualifiée mais suffisamment pour le poste, la sortant ainsi du système.

« Désolé vous êtes surqualifié, mais revenez quand vous aurez oublié quelque chose »

Les effets sont négatifs à plus d’un titre, et encore une fois on aboutit à un résultat perdant-perdant :

  • c’est réellement un comportement égoïste car se former pour obtenir un bon poste implique qu’on fera sortir une ou plusieurs personnes du système ;
  • l’utilisation de l’appareil de formation n’est pas optimale : on forme trop à certains emplois, ce qui a un coût pour la collectivité et les particuliers ;
  • cette situation induit un rapport de force déséquilibré entre les candidats et les recruteurs et donc à un climat social délétère, jamais bon pour l’économie d’un pays ;
  • finalement les heureux élus qui décrochent le poste sentent bien qu’ils ne sont pas à leur place. Ils peuvent être amenés à être moins efficace, voire à démissionner, ce qui n’est pas rentable pour l’entreprise (coût de recrutement, de formation…).

« Je sais, je gène. Vous avez 1h que je vous explique pourquoi ? »

La question qui demeure désormais, c’est : « fort de ces enseignements, comment expliquer ça à un mec pressé dans le tromé ? »

La plupart des autres voyageurs n’ont probablement pas lu les recherches sur l’efficacité des escalators. À leurs yeux, la personne immobile sur la file de gauche ne ressemble pas à une personne instruite qui utilise des recherches en sciences sociales comme boussole de vie, elle ressemble à un abruti qui se met en travers de leur chemin. La loi de Brandolini, qui énonce que « La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire » a encore frappé.

Aussi saugrenue que ça puisse paraître, l’utilisation optimale d’un escalator passe par l’optimisation de la psychologie de ses utilisateurs.


Plus d’infos

  • Sur l’étude de Transport For London sur la station de HolBorn : lien (en anglais)
  • Sur la tragédie des biens communs, voir la vidéo de l’ami Reveilleur sur la surpêche. Et au passage, voir toute sa chaîne, parce que c’est très très bien. Un jeu nommé Fishbank a également été créé par le MIT pour expérimenter la gestion collective d’un bien commun sur l’exemple d’un stock de poisson.
  • Sur la théorie de l’excès de culture, la déqualification à l’embauche et la surqualification à l’emploi, voir la conférence gesticulée de Frank Lepage
  • Sur la loi de Brandolini, ou loi d’asymétrie du baratin : lien

Le ramasse-miette, cet avatar d’un monde qui ne tourne pas rond

J’ai eu un ramasse-miette à Noël. Ok, l’événement peut paraître anodin, mais cet objet a toujours été source d”une certaine fascination pour moi quand j’étais petit. J’ai eu longtemps du mal à comprendre pourquoi. Et si c’était juste parce que cet objet était le symbole de la société moderne ?

A quoi sert un ramasse-miette ?

Selon Wikipédia, un ramasse-miettes est « un ustensile ménager destiné à ramasser les miettes disséminées sur une nappe.

Il existe plusieurs modèles de ramasse-miettes de table :

  • Le système le plus simple consiste en une petite pelle et une balayette. À la place de la balayette, ce peut être une simple languette d’acier.
  • Certains ramasse-miettes sont de simples lames, genre de pelles longues et fines, sans poignée, qui récupèrent les miettes dans une gouttière.
  • Les ramasse-miettes dits « à brosse » ou « à rouleaux » sont composés d’un réservoir vers lequel le mouvement du ramasse-miettes sur la nappe envoie les miettes en faisant tourner la (ou les) brosse(s) ronde(s). Ils fonctionnent sur le principe du balai mécanique et sont généralement en métal (inox ou métal argenté), plus rarement en plastique.
  • Il existe aussi de petits ramasse-miettes électriques, à piles ou rechargeables, qui fonctionnent soit avec des brosses, sur le principe du ramasse-miettes à réservoir, soit par aspiration. »

La lutte des classe vu par l’art de la table

A la lecture de cet extrait de Wikipédia, on peut tirer trois conclusions :

  1. Le génie humain ne recule devant aucun progrès technique ;
  2. L’être humain a quand même du temps à perdre pour inventer des trucs et écrire des articles dessus (et c’est tant mieux !) ;
  3. L’être humain est prêt à dépenser de l’énergie et des ressources pour une utilité somme toute assez nulle (et ça c’est dommage !).

Le ramasse-miette, ou l’intelligence humaine et l’industrie au service de la flemme

J’aime à penser qu’essuyer la vaisselle, c’est dépenser de l’énergie pour faire un truc que la nature fait très bien toute seule. Pour avoir de la vaisselle sèche il suffit de la déposer sur le bord de l’évier et laisser la physique faire son office (1). Pour les miettes sur la nappe, il existe également une solution qui minimise les ressources dépensées : il suffit d’attendre la fin du repas pour secouer la nappe. Alors pourquoi mobiliser des ingénieurs, un système productif d’acier, de plastique, une infrastructure de transport et un système marchand pour permettre l’existence d’un objet tel que le ramasse-miette ? D’autant plus que quiconque s’est déjà servi d’un ramasse-miettes sait qu’il faut quand même aller secouer la nappe à la fin du repas.

C’est peut être un hasard, mais un des projets du premier Hackahcon de Paris était un dépose-miette, sorte d’antéchrist du ramasse-miette. Pas mal quand on sait que l’évènement a pour objectif d’imaginer et prototyper une série de produits et de services les plus stupides possible, de véritables parodies des dérives des startups aujourd’hui.

Attention, la visualisation de cette photo peut faire perdre toute foi en l’humanité…

La complexité de cet objet va aujourd’hui jusqu’à avoir électrifié son usage.

Le ramasse-miette fait partie des objets que j’ai démonté étant petit au même titre que des stylos, des réveils, complètement hypnotisé par leurs mécanismes. C’est cela qui, au départ,  me fascinait dans cet objet étant petit : la complexité de l’objet au regard de la tâche qu’il permettait de réaliser.

La rareté à l’ère de l’opulence

En 1958, John Kenneth Galbraith, un économiste qui fut notamment un proche conseiller de JFK, offrait déjà une réponse dans l’ère de l’opulence. Il expliquait l’émergence d’une nouvelle ère économique, celle de l’opulence : « A présent, il y a abondance de produits. Il est plus de gens qui meurent aux Etats-Unis d’excès que d’insuffisance de nourriture (…). Personne ne peut sérieusement prétendre que l’acier employé à ajouter un mètre cinquante de longueur supplémentaire à nos voitures à titre purement décoratif soit d’une utilité primordiale. » Et donc Galbraith se posait la question suivante : pourquoi, alors que nous n’en avons plus besoin, nous continuons à produire davantage ?

Selon lui, l’économie est passée d’un fonctionnement où le besoin créait l’offre à celui où l’offre créé le besoin, à grand renfort de marketing. En économie, on appelle rareté la tension qui existe entre les besoins et les ressources pour les satisfaire. Nos ancêtres connaissaient la rareté (ils galéraient pour avoir de la farine) mais aujourd’hui, la rareté devrait être derrière nous dans les pays développés (c’est possible d’avoir du pain, une machine à pain, un grille pain…).

Pourtant, on en a recréé en générant et en entretenant un manque qu’on va ensuite pouvoir satisfaire, manque qui vient s’ajouter à la frustration de ne pas avoir les produits qu’ont les autres et à l’angoisse de ne plus avoir demain ceux que nous avons aujourd’hui. Comment expliquer autrement, pour actualiser son exemple, qu’on ait réussit durant ces dernières années à vendre autant de véhicules tout-terrains à des citadins ?

L’impact environnemental de la consommation de l’inutile

Alors pourquoi donc offrir un ramasse-miette ? Parce que c’est possible, que cela existe et qu’on en a les moyens ? L’existence du ramasse-miette nous questionne sur notre rapport à l’utilité de nos consommations, surtout lorsqu’il s’agit d’un cadeau : ai-je vraiment besoin de tel ou tel objet ? Pourquoi me sens-je obligé de faire un cadeau à tout prix, quand même bien il s’agit d’un truc à l’utilité discutable et qui prendra soit la poussière sur une étagère soit de la place dans un placard ?

Chaque année, des cadeaux inutiles sont offert à Noël ou comme souvenirs de vacances, soit des centaines de tonnes de plastique et de métal produites pour une utilité proche de zéro. Pour certains, l’inutilité, voire la nuisibilité sont une évidence crasse. Mais que dire d’un appareil photo numérique quand toute la famille possède déjà le sien ou d’une tablette « pour avoir chacun la sienne », autant d’objets à l’impact encore invisible, mais bien réel.

Quand tu souffles les bougies à ton anniversaire en famille, l’envers du décor

Il faut que la rareté que les hommes entretiennent prenne fin pour qu’on puisse s’occuper de celle des ressources naturelles (l’eau, le pétrole, le climat) pour laquelle on tire la sonnette d’alarme. Galbraith trace quelques pistes dans cette direction : délier revenus et production, produire des services publics, relâcher l’objectif d’augmentation de la productivité (à quoi bon suer quand on a déjà tout ce qu’il faut ?) et réduire le temps de travail.

Les premières générations de la société de consommation se sont construites par l’accumulation : le fait d’acheter des choses neuves correspondait à un critère de réussite et un certain statut social de celui qui avait triomphé de la rareté. Les pays en voie de développements copient ce modèle car les pays développés n’ont pas encore été capable de leur en montrer un autre, et ce n’est pas le développement durable qui pourra offrir une réponse à cette question.

(1) en minimisant au passage la création d’entropie de l’Univers :p